Il n’est pas rare d’entendre des critiques plutôt catégoriques dans les milieux libertaires à l’égard des « hiérarchies », « directions », « appareils » et « bureaucrates syndicaux ». S’appuyant souvent sur des pratiques observées, elles ont, à mon sens, tendance à être exprimées de façon généralisées et sans nuance, à partir de concepts manquant souvent de définition et précision avant leur utilisation. Il nous a semblé en conséquence intéressant d’essayer d’approfondir quelques-uns de ces arguments, car nous ne les estimons pas toujours justifiés.
« Des permanents, dirigeants syndicaux et militants politiques qui s’en mettent plein les poches »
Il y a bien évidemment des magouilles dans les milieux syndicaux. Aucun milieu militant n’y échappe totalement sans doute. Mais ce type de propos pose un problème de taille, celui du poids et des mesures. Quels sont les bénéfices réels de ces personnes ? En contrepartie de quoi ? Quel est le bénéfice tiré des salariés au préalable ? À l’avenir ? Que perdent-ils ? Les bénéfices sont-ils obtenus en contrepartie d’une cessation d’activité militante ? Un engagement à ne pas poursuivre l’entreprise ? Un engagement à se retirer du syndicat et de la vie de la section ? Nous retenons souvent l’image d’un permanent qui serait éloigné de sa base et vendu au système. Pourtant, beaucoup d’entre eux sont très sollicités par les « bases » elles-mêmes.
« Une bureaucratie syndicale indirecte peut se mettre en place »
C’est inhérent à toute organisation de masse : des minorités et majorités se forment. Des minorités agissantes se forment aussi, entraînant d’autres adhésions plus passives avec elles. Il en va ainsi de tout groupe constitué. Mais peut-on parler de hiérarchie pour autant ? Y a-t-il une subordination quelconque dans le fonctionnement syndical ? Existe-t-il un pouvoir de sanction effectif ? Si oui, dans quel cadre ? Des questions auxquelles il faut répondre au cas par cas au préalable. Crier à l’autoritarisme et à la bureaucratie dès lors qu’on tache de faire appliquer les règles de fonctionnement, c’est aussi un peu facile…
« Absence de contrôle, décision prise indépendamment des statuts et décisions plénières qui s’imposent à tous, détournement des moyens de l’organisation pour soi-même. »
Tout cela est vrai. Cela contribue à une prise de pouvoir indirecte. Lutter contre induit d’établir donc certaines choses, notamment des mandats précis et détaillés, d’évaluer le temps et les dépenses effectués pour le syndicat et les compensations raisonnables. Exemple : plusieurs jours de travail pour le syndicat comme secrétaire général ou trésorier vous monopolisent et vous éloignent de chez vous. Est-il si anormal que le syndicat vous paie un repas ? Une chambre d’hôtel ? Si possible confortable, en accord avec la commission exécutive et la commission de contrôle, qui peuvent en faire part dans un compte rendu. Est-ce déraisonnable ? Je pense que non. En revanche, refaire son appartement aux frais de l’organisation, c’est sûrement un « foutage » de gueule… Tout est question de poids et de mesures, encore. De transparence et de possibilité d’expression de désaccords aussi.
« La direction syndicale est inutile »
Le cas de figure est tout à fait plausible. Des permanents plus ou moins planqués, inutiles, profitant du syndicat, cela existe vraisemblablement. On peut arriver à des postes à responsabilité syndicale par copinage aussi, comme dans le public et le privé d’ailleurs. Mais est-ce le cas à chaque fois ? Quand la section syndicale est inexpérimentée, que se passe-t-il ? Un militant expérimenté disponible grâce à sa décharge de travail en entreprise, c’est indéniablement très pratique pour « conseiller », voire explicitement guider ! De facto, nous suivons ainsi des « bureaucrates ».
Dans certains cas, la base, ou une minorité agissante suffisante face à des adhérents passifs, pousse à cette spécialisation, par soucis d’efficacité notamment. Ceci dit, pas seulement pour cette raison : cela peut être aussi l’occasion de permettre à une ou un camarade qui a beaucoup donné pour l’organisation et les travailleurs une fin de carrière plus honorable, susceptible de lui offrir une meilleure retraite pour ses bons et loyaux services. Des années de militance résonnent souvent avec des années de discriminations. Cela demande une grande transparence, indéniablement. Est-ce à rejeter catégoriquement ?
En outre, dans l’éventualité où un camarade est brillant d’expérience et de culture syndicale, sans être en mesure d’obtenir un congé sans solde ou un détachement, mais avec un syndicat disposant de la possibilité financière de le payer, doit-on refuser coûte que coûte et se priver de lui ?
En tout état de cause, lorsqu’un syndicaliste passe plus de temps au syndicat qu’auprès de ses collègues, il perd le lien avec la réalité du travail. C’est en parti vrai, c’est sûr. Mais nous pouvons aussi considérer qu’il dispose de plus de recul, qu’il rencontre beaucoup d’autres sections plus facilement, qu’il voit ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas !
« Syndicalisme avec rapport de force, syndicalisme donnant-donnant »
Il faut faire attention au discours politco-patronal. Discutez avec un militant de FO ou de la CFDT, pensez-vous vraiment qu’ils refusent de construire un rapport de force ? Il existe bien entendu des individus peu formés qui reprennent ce discours, y compris des représentants du personnel, ainsi que des jaunes plus ou moins infiltrés dans les organisations syndicales. Il y a des corruptions, des compromissions, bien entendu. Mais tout « militant syndicaliste » œuvre au rapport de force, c’est le sens premier du syndicat, unir. Certains syndicats ont juste des revendications allant plus loin que d’autres. Certaines organisations ont des stratégies de modération syndicale (très critiquables, bien sûr). Mais aucun syndicaliste raisonnable nie ou refuse ce rapport de force, où est le « donnant-donnant » chez un gréviste? Et toutes les confédérations appellent à un moment ou un autre à la grève.
« Les syndicats, institutions du capitalisme, refusent de le remettre en cause »
Ce n’est pas toujours le cas. Et même quand il se présente ainsi, le syndicat ne considère pas les intérêts matériels et moraux actuels comme indépassables en soi. Ils travaillent par essence à leur amélioration. Ce faisant, ils rendent l’action directe au sens le plus large et la construction du rapport de force directement accessible. Ce n’est déjà pas si mal.
« Les fractions politiciennes subordonnent le syndicat au parti »
Si le constat est juste, il me semble incomplet. Il y a aussi des professions qui se sont organisées pour avoir des représentants au Parlement et des lois en leur faveur. Des lois et décrets ont ainsi facilité la vie des cheminots, des mineurs, des électriciens, des professeurs, etc. Souvent, ils furent abusés, mais pas toujours.
« Non à l’accaparement des responsabilités syndicales par des fractions : développons la démocratie syndicale, l’interpro, la rotation, le contrôle et la révocabilité des mandats »
L’un empêche-t-il l’autre ? J’irai même plus loin, l’un peut faciliter l’autre ! Exemple : en devenant secrétaire général avec un appui de fraction, on change les statuts et on crée un nouveau fonctionnement qu’on met en pratique et qu’on insuffle par l’exemplarité.
D’autre part, comment lutter face à une fraction bien organisée ? Face à une fraction qui, concrètement, fait en sorte d’être présent en force au congrès, comment fait-on sans fraction ? On sait que les instances fédérales jouent un poids non négligeable, dans les formations militantes notamment. Elles modèlent les militants à leur image. Pourquoi ne devrions-nous pas les modeler non plus ?
En effet, la démocratie, le fédéralisme et la révocabilité sont la base de la construction d’un rapport de force durable et unifié, où les uns n’empiètent pas sur les autres. La question est, surtout, de savoir quelles sont les modalités d’aplication. Qui révoque ? Comment ? La commission exécutive ? de contrôle ? 10 % de syndiqués ? 50 % de syndiqués ? À jour de cotisation ? Cela n’engendre pas la même chose dans l’organisation !
Conclusion
Si en effet il y a des critiques récurrentes à porter aux organisations syndicales et leurs représentations, il ne faut pas les formuler n’importe comment. Bien souvent, le diable est dans les détails. Il faut s’en saisir et tirer toutes les conséquences nécessaires.
Nathan
Groupe anarchiste Salvador-Seguí